En ce jeudi matin froid et humide de février 1910, la pluie s’était enfin arrêtée et la température s’était radoucie mais sans chauffage, on était transis jusqu’aux os et on dormait mal malgré les couvertures et le fait qu’il fallait se coucher tout habillé (voir I comme Inondations du siècle 2/2). Mais Charlotte Campo (épouse Ferreri) n’en pouvait plus, sans eau et sans chauffage, il était difficile de garder les enfants propres surtout que Solange était encore aux couches.
Comme les autres matins, elle était allée porter Suzanne, sa plus grande, à l’école et Gabriel, âgé de quatre ans, à la maternelle. Mais au lieu d’y laisser aussi Solange, sa cadette, elle l’avait gardée avec elle et s’était dépêchée de se rendre aux bureaux de l’hospice dépositaire des Enfants-Assistés, situés rue Denfert-Rochereau, afin d’y être parmi les premières. À neuf heures, elle rencontrait le directeur. Elle était déterminée à en dire le moins possible et à mentir si nécessaire et elle s’en doutait bien, ce serait nécessaire. Sinon, ils trouveraient moyen de la dissuader et de la renvoyer chez elle avec la petite ou encore ils allaient lui demander de revenir avec son mari.

propriété de la commune ; Senlis ; Musée d’Art et d’Archéologie

Ainsi, comme en témoigne le bulletin de renseignements, Charlotte a refusé de répondre aux questions de l’employé chargé de remplir le questionnaire. Quant aux quelques renseignements qu’elle a bien voulu donner, la moitié d’entre eux sont faux. Ainsi, elle a indiqué que sa fille était une enfant naturelle qui n’avait pas été reconnue par son père. Elle a donné son nom de femme mariée pour avoir le même nom de famille que sa fille. À part la première page, le document est essentiellement vide car elle a refusé de répondre aux questions cherchant à établir la situation familiale de l’enfant.

Durant l’entretien, on lui a parlé des autres types de secours qu’elle pouvait demander mais, de toute évidence, son idée était faite et il n’en était pas question. Après, on lui a bien expliqué qu’elle n’aurait plus la possibilité de revoir sa fille et qu’elle ne pourrait avoir de ses nouvelles que si elle en demandait et seulement afin de savoir si l’enfant était toujours vivante.

Avec la crue et les inondations, les services des enfants assistés étaient débordés. On était seulement le 48ème jour de l’année et c’était déjà le dossier numéro 1335. Ces temps-ci, on leur apportait une vingtaine et même une trentaine d’enfants par jour incluant ceux laissés dans les commissariats de police. Dans ces circonstances, on ne s’est même pas donné la peine de chercher à obtenir un certificat de naissance auprès de la municipalité du XVIIe arrondissement. Tous les efforts municipaux étaient concentrés sur l’aide aux sinistrés.
Je n’ai pas pu trouver le rapport concernant l’année 1910, mais trois ans plus tard, la population totale des enfants du département de la Seine confiés à l’hospice était de plus de 51 000 la plupart, soit plus de 43 500, ayant été abandonnés.

pendant l’année 1913 présenté par le directeur général de l’assistance publique
au préfet de la Seine p. 15, Gallica
Cela représente 35 pour cent de tous les enfants assistés en France alors que la population de la Seine compte pour seulement 10 pour cent de la population nationale. Solange qui n’avait encore que six ans, en faisait partie.

pendant l’année 1913 présenté par le directeur général de l’assistance publique
au préfet de la Seine p. 16, Gallica

l’Assistance publique à Paris, Gallica
À l’hospice des enfants assistés, qui n’était qu’un dépôt, les enfants restaient tout au plus une dizaine de jours. Juste le temps de les faire examiner par un médecin pour s’assurer qu’ils étaient en bonne santé et d’organiser un convoi vers une des cinquante agences qui géraient les enfants envoyés en province. Pour le bien des enfants, on tenait à les envoyer en province où la vie était moins difficile qu’à Paris.

pendant l’année 1913 présenté par le directeur général de l’assistance publique
au préfet de la Seine p. 72, Gallica
Chaque agence pouvait avoir à charge jusqu’à mille enfants et adolescents. Ces agences, réparties sur l’ensemble du territoire français, s’occupaient de placer les enfants, sous la tutelle du département de la Seine, en milieu familial chez ce qu’on appelait des nourriciers. Ceux-ci percevaient une pension pour l’enfant ainsi qu’une prime si l’enfant atteignait l’âge de 13 ans et avait reçu de bons soins pendant son séjour dans la famille.

pendant l’année 1913 présenté par le directeur général de l’assistance publique
au préfet de la Seine p. 78, Gallica
Les soins médicaux ainsi que les vêtements, qu’on appelait « vêtures », étaient fournis par l’administration publique qui, au début du 20ème siècle, se préoccupait d’intégrer les enfants au mieux de leur capacité. De plus, on leur constituait un trousseau pour quand ils se marieraient ou quitteraient à leur majorité.

pendant l’année 1913 présenté par le directeur général de l’assistance publique
au préfet de la Seine p. 84, Gallica
Afin de s’assurer que les enfants étaient bien traités, les directeurs d’agence étaient exclusivement responsables d’effectuer des visites surprises et des contrôles au moins une fois par trimestre.
Solange, qui deviendra ma grand-mère maternelle, était forte et en bonne santé. Bien vite elle fut envoyée à l’agence d’Issoire dans le Puy-de-Dôme. Une fois sur place, elle eut droit à un autre examen médical avant d’être placée chez ses nourriciers.
Malheureusement, le dossier de Solange, maintenu par le département de la Seine, est presque vide et ne mentionne ni la localité, ni la famille dans laquelle elle a été placée. On peut supposer que l’agence d’Issoire tenait d’autres registres et avait également un dossier pour chaque enfant.
Il est clair cependant que, comme la plupart des autres enfants assistés, elle a été en pension chez des nourriciers jusqu’à l’âge de 13 ans et a probablement obtenu son certificat d’études primaires qui correspondait à sept années de scolarité. D’ailleurs, les instituteurs recevaient aussi une compensation financière pour le travail supplémentaire qui leur était demandé.
Enfin, le dossier ne comprend aucune correspondance ni aucune trace de communication avec les parents de Solange. Comme si le dossier avait été purgé ou encore comme si sa famille l’avait oubliée. De toute façon, à l’époque, les demandes pour reprendre un enfant confié à l’assistance publique étaient presque toujours refusées. En 1913, sur 1871 demandes seulement 304 ont été accueillies favorablement soit un taux de succès de seulement 17 pour cent.
Ce qui est aussi remarquable c’est l’absence totale du père. Où était-il ? Que faisait-il alors que sa femme abandonnait leur fille ? Voici autant de questions auxquelles je n’ai pas encore trouvé de réponses. Une des rumeurs familiales veut qu’à un moment donné il soit parti chercher du travail avec l’idée de faire venir sa famille. Cependant, je ne sais ni où ni quand cela se serait passé. Se pourrait-il que ce soit pendant l’année fatidique de 1910 ?
Voila une page d’histoire que je ne connaissais pas. Merci pour cette touchante histoire. J’espère que tu trouveras plus d’information sur cette page de l’histoire familiale.
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Merci Fabienne d’être parmi mes plus fidèles lecteurs. Tes commentaires chaque semaine sont autant d’encouragements. 🙂
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