N comme Naturalisé français

L’église et la grande rue de Postroff / http://www.cartespostalesdelorraine.com

Le jour où mon arrière-grand-père Jean Adam Frey a poussé son premier cri, en mai 1854, il est devenu automatiquement Français. Fils de Pierre Frey et Christine Amberg, il était leur quatrième ou cinquième enfant et trois ans plus tard une petite dernière viendrait compléter la famille. Pierre Frey était tisserand à Postroff, un petit village paisible de quelque deux cents habitants, situé à une trentaine de kilomètres de la frontière allemande dans le département de la Moselle. 

Dans cette partie de la France, à forte population germanophone, il n’était pas rare que les habitants de villages limitrophes aient de la difficulté à communiquer dépendant de leur langue d’usage. Les habitants de certains villages parlaient un patois roman tandis que d’autres utilisaient le Platt, une langue régionale allemande parlée en Lorraine.  Il semblerait que dans la région de Postroff et les villes avoisinantes, la population était multilingue car si les actes d’état civil étaient rédigés en français, nombreux sont ceux qui portent la mention d’avoir été traduits en allemand afin de permettre aux déclarants et témoins de pouvoir signer.

Cependant, tout allait bientôt changer avec la fin de la guerre franco-allemande, qui dura six mois, du 19 juillet 1870 au 28 janvier 1871. Lors de la capitulation de la France, l’Allemagne a réclamé l’annexion d’une bonne partie de l’Alsace et de la Lorraine sous le prétexte que les populations y étaient principalement germanophones. Le traité préliminaire de Paix, conclu en février 1871, a été ratifié par l’Assemblée nationale française le 1er mars 1871. À la suite du vote et sous le choc, les 35 députés représentant les territoires cédés ont préféré quitter la séance en bloc. 

Les frontières du « Reichsland » Elsass-Lothringen définies par le traité de Francfort. Carte Georges Brun, 2015 Le P rouge près de Forbach indique la position de Postroff

En 1871, l’Alsace et la Lorraine comptent plus d’un million et demi d’habitants. Au total, c’est plus de 1600 communes qui doivent être cédées à l’Allemagne. L’ensemble du territoire comprend pour l’Alsace, les départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin à l’exception de la ville de Belfort et de son territoire. Pour la Lorraine, qui est à 40% francophone, cela concerne le département de la Moselle, le tiers du département de la Meurthe incluant les villes de Château-Salins et de Sarrebourg ainsi que deux des comtés des Vosges. 

Les termes du Traité de Francfort, laissent bien des doutes et questions quant à sa portée exacte, son interprétation et son application. Ce flou mènera d’ailleurs à bien des discussions, suivies de contestations et de décrets cherchant à clarifier les choses. Néanmoins, il en ressort que tout Français né dans les territoires annexés devient ipso facto Allemand à moins d’opter pour la nationalité française. Par contre, les Français vivant en Alsace-Lorraine mais nés à l’extérieur de la région conservent leur nationalité française. Ce n’est donc pas le lieu de résidence mais le lieu de naissance qui prime à part pour les femmes mariées. 

Afin d’opter pour la nationalité française, les Alsaciens et les Lorrains de naissance doivent s’enregistrer auprès de leur mairie avant le 1er octobre 1872, tandis que ceux qui vivent à l’extérieur de l’Europe doivent s’adresser à leur consulat avant le 1er octobre 1873 pour indiquer leur intention de conserver la nationalité française. Le gouvernement français se charge de communiquer l’information au gouvernement allemand. Enfin, chaque individu d’une famille doit faire une demande individuelle. 

Les noms des quelque 500 000 personnes ayant opté pour la nationalité française sont publiés sous forme de listes, 395 au total, dans le bulletin des lois de la république française. En parcourant les listes j’ai été frappée par le nombre de mentions « assisté du père », « assistée du mari » et beaucoup plus rarement « assisté de la mère ». Si cela constitue essentiellement une formalité pour les mineurs dont certains très jeunes, ça semble presque ridicule pour les femmes mariées. Si leur situation juridique est parfois complexe, il est couramment admis qu’elles ont le droit de choisir pour elles-mêmes comme en témoignent ces quelques extraits de la page 52 de l’Essai sur la condition juridique des Alsaciens-Lorrains par Henri Gilbrin.

« « Ce n’est qu’au moment même du mariage que la nationalité du mari devient celle de la femme. Alors en effet la femme consent au changement en même temps qu’au mariage… il en est autrement ensuite et l’on ne saurait admettre que la seule volonté du mari puisse la dépouiller de cette qualité essentiellement personnelle. » Nous permettons à la femme de revendiquer son ancienne nationalité, ou au contraire de rester Allemande, selon ce qu’elle juge à propos, en nous appuyant sur l’exposé des motifs de la convention additionnelle où il est rappelé que les négociateurs de Francfort ont toujours laissé entendre que chacun des annexés avait le droit de choisir sa nationalité future. « Tous ceux qui, par leur naissance, appartiennent aux territoires cédés et qui désirent assurer la conservation de leur nationalité française, devront faire une déclaration formelle d’option.«  »

Que se passe-t-il pour la famille Frey en 1871-72 ? Je n’en ai pas de preuve formelle, mais il semblerait que Pierre Frey et Christine Amberg aient décidé de ne pas opter pour la nationalité française. Ils ont alors respectivement soixante-deux et cinquante-six ans. Difficile de refaire sa vie ailleurs quand on a vécu toute sa vie dans le même village. Car opter pour la France ça voulait aussi dire s’exiler, laisser ses amis et sa famille, aller vivre ailleurs pour pouvoir rester dans son pays, la France.

Monographie imprimée par Didier Daubourg, Paris 1877 Source Gallica/BnF

À Messieurs les Administrateurs, Fabricants et Contre-Maîtres de toutes nos Maisons de Commerce, On lit dans tous les journaux : En Lorraine, comme en Alsace, le gouvernement allemand fait expulser en ce moment tous les hommes qui ont opté pour la France. C’est à la date du 5 mars que tous les Alsaciens et Lorrains sont tenus d’avoir à quitter leur province.

Si les parents Frey se sont résolus à devenir Allemands, les choses sont moins claires pour leurs enfants. Et les différents membres de la famille semblent avoir fait des choix divergents selon leur situation personnelle. Ainsi, leurs deux fils aînés, Pierre né en 1839 et Jacob né en 1848, ainsi que Caroline, leur fille cadette née en 1857, semblent s’être mariés et avoir poursuivi leur vie à Postroff. 

En revanche, leur fille aînée, Christine née en 1842, a probablement choisi de rester Française. On la retrouve à Paris en juillet 1871, soit six mois après la signature de l’armistice en janvier et un mois après celle du traité de paix début mai, alors qu’elle épouse Guy Bunhes, un Auvergnat aussi monté à Paris. Normalement, ce mariage lui permettait de demeurer Française. Cependant, il était recommandé aux femmes mariées ayant épousé un homme venant d’une autre région de faire quand même une déclaration formelle d’option, tel que mentionné dans cet extrait de la page 54 de l’Essai sur la condition juridique des Alsaciens-Lorrains par Henri Gilbrin.

« La femme est née en Alsace-Lorraine, le mari n’y est pas né. Dans ce cas, la femme doit faire une déclaration d’option avec l’assistance de son mari si elle veut conserver son ancienne nationalité, son mari au contraire n’étant point originaire des territoires cédés n’aura, …, aucune formalité à remplir. »

En 1871-72, alors que Jean Adam Frey doit faire son choix, il n’a que 17 ou 18 ans et a probablement décidé de rester avec le reste de sa famille. Je ne connais pas la date exacte de son arrivée à Paris. Néanmoins, quant à l’âge de 27 ans, il épouse Marie Flore Victorine Judasse dite Aline (voir A comme Aline), en février 1882, il réside déjà à Paris et se dit menuisier. 

Pour la commune de Postroff, les documents des archives de la Moselle sont très lacunaires tant du côté de l’état civil avec seulement des tables décennales pour la période de 1792 à 1952, que des recensements qui sont inexistants et des registres matricules militaires qui remontent seulement à 1893. Enfin, les tables établies après 1871, et rédigées en allemand, sont difficiles à déchiffrer, les prénoms étant souvent méconnaissables. Aussi j’ignore beaucoup de choses concernant la composition exacte de la famille Frey. Similairement, j’ignore si vers ses 20 ans, soit en 1874-75, Jean Adam a fait son service militaire dans l’armée impériale allemande du deuxième Reich. Cependant, plusieurs sources semblent indiquer que le service militaire était obligatoire. 

Essai sur la condition juridique des Alsaciens-Lorrains par Henri Gilbrin p.60

Enfin, les règles de citoyenneté variant considérablement d’un pays à l’autre, il semble qu’à la fin du 19ème siècle, un citoyen allemand pouvait perdre sa nationalité après avoir vécu plus de 10 ans à l’étranger. Il se peut donc que, vers la fin des années 1880 ou début 1890, Jean Adam ait été déclaré apatride. Probablement tant par choix que par nécessité, Jean Adam Frey a demandé la nationalité française et a été naturalisé français par décret le 13 avril 1892. Il a trente-sept ans et quatre enfants à charge.

Registre militaire de Jean Adam Frey, établi suite à sa naturalisation en 1892 – Archives départementales de Paris

La France traverse alors une période économique dépressionnaire très difficile, mais c’est la paix. Il sera quand même requis par l’armée de se présenter aux bureaux du ministère de la guerre. Jugé bon pour servir, il est intégré à la classe de 1874 par décision du Conseil de Révision du 28 mars 1893 et incorporé au 26e régiment territorial d’infanterie basé à Paris. En 1894, il passe à la réserve et se trouve libéré du service militaire en 1900 sans avoir jamais été appelé à participer aux maneuvres.

D’autres n’auront pas sa chance. Ainsi en 1914, des milliers de jeunes Lorrains et Alsaciens, toujours fidèles à la France, quitteront pour se joindre à l’armée française tandis que des milliers d’autres, incluant pour certains leurs frères ou leurs cousins, iront se battre du côté allemand.

Publié par L'abécédaire de mes ancêtres

Bonjour, D'origine française, je vis au Canada depuis plus de 40 ans. Généalogiste amateure, j'essaye de retracer la vie de mes ancêtres. Grâce à l'aide inestimable de parents mais aussi à des photos d'époque et à des articles de journaux ainsi qu'à des documents d'état civil et d'archives, je m'efforce de remonter le temps. Les articles réunis dans ce blogue sont principalement destinés à ma famille mais aussi à toute personne intéressée à l'histoire du quotidien et de gens ordinaires ayant mené une vie supposément sans histoire. Dominique G.

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