
Quand on fait un abécédaire, les options pour les premières lettres de l’alphabet ne manquent pas. En fait, il faut surtout faire preuve de retenue. Arrivé aux quatre dernières lettres, il en va tout autrement et il faut plutôt se creuser les méninges et être créatif. Aussi, quand je suis tombée par hasard sur un ancêtre lointain qui avait fait la « campagne de la Martinique » et qui s’y était rendu sur le « Washington », j’ai sauté sur l’occasion et entrepris un peu de recherche. Jusqu’ici, je me suis surtout attachée à parler de mes ancêtres directs mais comment résister au plaisir de partager le récit de cette vie hors du commun.
Cet ancêtre lointain était le cousin germain de mon arrière-grand-mère Aline Judasse (voir A comme Aline). Ils étaient tous deux les petits-enfants de mon ancêtre direct de 5e génération, Prosper Judasse qui a vécu dans la région de Monampteuil et de Pargny-Filain dans l’Aisne, d’environ 1803 à 1878.

Gabriel Louis Judasse est né en 1863, à Pargny-Filain dans l’Aisne et a fait son service militaire dans la marine. Comment un petit gars qui a toujours eu les deux pieds sur terre, qui a grandi au milieu des champs et des vignes et qui travaille dans une mine comme carrier, s’est retrouvé dans la marine reste un mystère. Peut-être avait-il une passion pour les bateaux et le goût de l’aventure ou encore voulait-il sortir de sa carrière et faire autre chose que de casser des pierres?
Ce petit rouquin, arrivé deuxième au tirage au sort du canton d’Ainzy-le-Château, est considéré « propre au service » et dirigé sur le 1er régiment d’infanterie de Marine le 4 décembre 1884. Quelques mois plus tard, soit le 8 mai 1885, il embarque sur le Washington pour se rendre à la Martinique où il sera en service du 22 mai 1885 au 11 janvier 1888.

Trois ans plus tard, il sera rapatrié et retraversera l’Atlantique sur le bateau « la France », du 12 au 25 janvier 1888 pour être envoyé en congé en juin 1888, puis dans la réserve en juillet 1889. Il a alors 26 ans et il se mariera deux mois plus tard avec Louise Brismontier, une fille de Rogécourt situé à une vingtaine de kilomètres de Monampteuil où ils fonderont famille et auront trois enfants.

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Mais décortiquons un peu ces quelques lignes de sa fiche militaire. D’abord le Washington. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Il ne s’agit pas d’un navire de la marine française mais plutôt d’un paquebot transatlantique à roue puis à hélice qui appartient à la Compagnie Générale Transatlantique des messageries maritimes. Cette compagnie a un contrat avec le gouvernement français pour le transport, plusieurs fois par année, des soldats mais aussi des prisonniers entre la France et différents pays africains comme le Sénégal qui est sous protectorat français et les colonies françaises aux Antilles qui incluent la Guadeloupe, la Martinique ou la Guyanne où on envoie les prisonniers au bagne ou en relégation. Conçu d’abord comme un paquebot à roue, le Washington et les autres navires de la compagnie peine à concurrencer les paquebots anglais. Aussi, quelques années plus tard, est-il modifié pour intégrer une hélice qui lui permet de traverser l’Atlantique beaucoup plus rapidement.

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Si la liaison du Havre ou de Toulon à New York durait 11 jours, il semble bien que le trajet jusqu’à la Martinique, qui pouvait faire escale au Sénégal, prenait plutôt 13 jours comme en témoigne son registre militaire. Parti le 8 mai, il a débarqué le 21 du mois sans que l’on sache si c’était à Fort de France ou ailleurs.
Ensuite, je remarque le terme « campagnes » qu’il faut comprendre comme une simple opération militaire car la France n’est ni en guerre à la Martinique ni ailleurs dans les Antilles. La marine semble plutôt être là à titre préventif car à l’époque la France est un empire colonial principalement occupé à préserver ou à accroître sa position en Extrême-Orient où elle ne cesse d’annexer de nouveaux territoires, depuis 1858.
C’est dans un environnement de marasme économique dû, entre autres, à la fin de l’esclavagisme et à l’effondrement des prix du sucre à cause de la surproduction mondiale que Gabriel a fait son service à la Martinique.
« Les colons y développent la culture de l’indigo, du café puis de la canne à sucre. Cette économie agricole se base sur l’esclavage et la traite négrière qui sera règlementée à partir de 1685 et la publication du Code noir par Colbert, ministre des Finances de Louis XIV. Lors des guerres de la Révolution, la Martinique est conquise en 1794 par les Anglais qui empêchent l’abolition de l’esclavage. Récupérée par la France suite au traité d’Amiens, l’esclavage y est maintenu par Napoléon. La Révolution de 1848 trouve un écho en Martinique où des esclaves se révoltent pour que l’abolition de l’esclavage s’applique sans délais ce qu’ils obtiendront dès le 27 mai 1848. » Extrait du site web du Ministere des Outre-Mer http://www.outre-mer.gouv.fr/martinique-histoire
Le rôle principal de la marine était de protéger les colons établis sur l’île et les cargaisons des navires qui transitaient par la Martinique soit pour décharger en tout ou en partie leurs marchandises soit pour se charger d’apporter la production de sucre vers la France ou d’autres pays européens. Car la région grouillait d’intérêts différents avec des navires anglais, hollandais, espagnols et portugais en plus des bateaux français se croisant de façon permanente pour transporter café, épices, tabac, rhum et sucre vers l’Europe.

À l’époque tous les hommes n’étaient pas appelés à servir dans l’armée mais ceux qui étaient tirés au sort, puis sélectionnés pour servir leur pays, y étaient pour longtemps. Ainsi arrivé en décembre 1884 à l’âge de 21 ans, Gabriel devait être libéré du service militaire 25 ans plus tard, le 1er novembre 1909, à l’âge de 46 ans. Un moment qu’il ne connaîtra pas puisqu’il est mort le 22 janvier 1908, alors âgé de 44 ans. De 1889, année où il passe dans la réserve jusqu’à sa mort, il a été rappelé quatre fois pour des périodes d’exercices.
Finalement, Gabriel Louis Judasse aura été chanceux de se retrouver en Martinique de 1885 à 1888 alors qu’à la même époque la guerre fait rage en Indochine. Cependant, il se peut qu’il ait souffert de la fièvre jaune qui avait sévi sur l’île en 1881 et qui refit son apparition en 1887, donc durant son séjour. Être si loin des siens durant trois ans, dans un environnement et avec des populations qui lui sont complètement étrangers, mais aussi être confronté à cette fièvre mortelle ainsi qu’à d’autres maladies tropicales comme la malaria ont probablement dû lui faire regretter la tranquillité de son village.
Cependant, cette tranquillité tant souhaitée allait être de courte durée comme nous l’indique cet acte d’état civil de 1901.

Décès Brismontier Louise Juliette âgée de 30 ans, mariée, du 27 mars
L’an mil neuf cent un le vingt-septième jour du mois de mars, à quatre heures du soir, en la mairie et par-devant nous Létailliant Emile Léon Ernest, maire et officier de l’état-civil de la commune de Monampteuil canton d’Ainzy-le-chateau, arrondissement de Laon, département de l’Aisne, ont comparu Louis Gabriel Judasse, âgé de trente sept ans et Edmond Benjamin Brémont, âgé de quarante deux ans, tous deux manoeuvriers domiciliés à Monampteuil, lesquels nous ont déclaré que Louise Juliette Brismontier, âgée de trente ans, manoeuvrière, domiciliée à Monampteuil, née à Rogecourt, canton de la Fère le sept septembre mille huit cent soixante et onze, épouse de Louis Gabriel Judasse, premier comparant, fille de Nicolas Brismontier, sans résidence ni domicile connus, et de Louise Henry, décédée, est décédée en sa demeure…
Toutefois, la section des faits divers du journal local le Guetteur de St-Quentin et de l’Aisne, en date du 3 avril 1901, nous apprend les détails d’un drame familial survenu quelques jours plus tôt.
MONAMPTEUIL. —Une jeune femme de cette commune, la nommée Brismontier Louise, femme Judasse, ménagère, âgée de 29 ans, s’est suicidée mercredi dernier dans les circonstances suivantes : Elle était occupée à préparer du linge à nettoyer, lorsque tout-à-coup elle sortit. Son mari, qui était présent, ne la voyant pas rentrer, eut aussitôt un funeste pressentiment, et se mit à sa recherche. Trouvant la porte du grenier ouverte, il monta. Il fut saisi d’épouvante en voyant le corps de sa femme balancer dans le vide. Après avoir attaché solidement une forte corde à la charpente, la femme Judasse avait passé sa tête dans un nœud coulant, et s’était laissée aller. Ses pieds touchaient le plancher et son corps était légèrement penché en avant. Le mari se mit aussitôt en devoir de couper la corde et d’appeler au secours Le corps était encore chaud, et le cœur battait faiblement ; mais malgré les soins énergiques qui lui furent prodi gués aussitôt, la victime rendit bientôt le dernier soupir. Depuis plusieurs jours, cette femme, d’ailleurs, présentait des signes non équivoques de troubles cérébraux, qui s’étaient encore augmentés à la suite de la maladie d’un de ses enfants, qu’elle avait peur de voir mourir. Son mari n’osait même plus la laisser seule, craignant un moment d’égarement ; ce qui ne l’a pas évité malheureusement. Le Guetteur de St-Quentin et de l’Aisne, 3 avril 1901, p. 3/4
L’histoire ne dit pas pour lequel de ses enfants elle était si inquiète. Tous trois survivront mais perdront leur père sept ans plus tard, devenant orphelins de père et de mère alors qu’il sont âgés de 15 ans pour leur fille aînée et de 12 et 9 ans pour les garçons.
Fabulous research and great descriptions. What a tragedy.
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