V comme Victor Judasse 1/2

Saint-Jean-du-Maroni
Ancienne carte postale de St-Jean-du-Maroni Le camp des Relégués après l’appel

Il y a deux Victor Judasse dans la famille. Le premier est mon arrière-arrière-grand- père Prospère Victor, fils de Prospère Judasse, tisserand (voir J comme Prospère Judasse). Né en 1832 à Monampteuil, il était carrier à Pargny-Filain, marié à Marie Florentine Marchand et père de quatre enfants, trois filles dont deux seulement survivront soit l’aînée qui deviendra mon arrière-grand-mère (voir A comme Aline) et la cadette, et un garçon nommé Victor. En 1900, à l’âge de 68 ans, Prospère Victor commence à s’impliquer au conseil municipal de Pargny-Filain et dès lors siège sur de nombreux comités incluant la commission de la révision de la liste électorale ou celle du service militaire. Il meurt en 1903 à l’âge de 71 ans. J’étais curieuse de savoir ce qui l’avait motivé si tardivement pour la chose publique.

La réponse à cette question allait m’être révélée en étudiant le parcours de son fils Victor né en 1866, alors que celui-ci allait avoir un destin bien différent et tout à fait exceptionnel. Victor Judasse a une certaine éducation et qu’il sait compter, lire et écrire comme la plupart des citoyens de Pargny-Filain. En 1886, il est sélectionné par tirage pour le service militaire et incorporé au 54e régiment d’infanterie à l’automne 1887. Cependant, en décembre 1889, il est réformé pour raisons médicales quand on lui diagnose des problèmes d’arthrite au genou droit.

Après son service militaire, il rejoint sa soeur aînée Marie Flore Victorine qui vit avec son mari dans le 6e arrondissement de Paris au 101 rue du Cherche-midi. Il n’est pas clair s’il vit ou simplement dans le même immeuble ou avec eux alors qu’ils ont déjà deux petites filles : Christine, six ans (qui deviendra ma grand-mère) et Flore qui n’a que quelques mois. Il va trouver du travail comme garçon de café puis se convertira comme beaucoup de gagne-petit dans la vente en tant que marchand concessionnaire ou marchand ambulant alors que la France traverse une période de stagnation économique.  

De février 1891 à septembre 1894, Victor sera arrêté à plusieurs reprises pour vol et condamné à chaque fois à purger des peines allant de vingt jours à six mois de prison. En juillet 1893, Victor finit par écoper d’une peine d’interdiction de séjour de cinq ans pour le département de la Seine qui inclus Paris. C’est ainsi qu’en 1894, loin d’être retourné dans son village natal, il est arrêté à nouveau pour vagabondage à Mont-de-Marsan, la préfecture des Landes située à plus de 700 km au sud-ouest de Paris.

Les interdictions de séjour sont notifiées par arrêté du ministère de l’intérieur, antérieurement à la mise en liberté. Certains localités, telles que Nice et Cannes, Marseille, Bordeaux et sa banlieue, Saint Étienne, Nantes, Lille, Pau, Lyon et l’agglomération lyonnaise, le Creuzot, les départements de la Seine, de la Seine-et-Marne, de la Seine-et-Oise sont interdites à titre général à tous les condamnés, d’autres peuvent l’être à titre spécial.” La Relégation et l’interdiction de séjour, explication de la loi du 27 mai 1885, par R. Garraud, L Larose et Forcel, 1886. p. 38; p. 5 et p. 9 Gallica, BnF

Notorious 'VIP' prison in Paris closed for renovations
Dessin d’une vue aérienne de la Prison de la Santé
File:Prison de la Santé - Galerie cellulaire.jpg
Galerie cellulaire, prison de la Santé vers 1880, Auguste Hippolite Collard (1812-?), Préfecture de police de Paris

Lors de sa dernière arrestation à Paris toujours pour vol et pour contravention à son interdiction de séjour, il tombe automatiquement sous le coup de la loi de 1885 sur les récidivistes ou loi de la relégation. Une fois sa dernière peine purgée à la prison de la Santé, il sera envoyé en Guyane française. Au total, Victor séjournera dans trois prisons soit celles de Sainte-Pélagie, la Santé et Mont-de-Marsan avant d’être transféré au dépôt des relégués d’Angoulême où il passe un examen médical. Dans le rapport établi avant son transfert, on apprend qu’il « n’a pas de domicile fixe… » ni « de ressources personnelles. » Qu’il « n’écrit pas à ses parents et que ceux-ci vivant péniblement du produit de leur travail, ne pourraient lui être utiles. » On y dit aussi qu’ « Il a travaillé à la Santé aux pompiers, aux poils de lapin, à Ste-Pélagie aux cuivres et à Angoulême aux chaussons (?). En fin qu’il était « Ouvrier carrier et garçon de café dans la vie libre. » Et qu’il n’a pas de métier mais pourrait travailler comme « carrier, mineur, terrassier, etc. »

Il embarquera à Saint-Nazaire le 20 décembre 1894 pour arriver à la Guyane 18 jours plus tard soit le 7 janvier 1895. J’imagine que ces 18 jours de voyage ont dû être particulièrement pénibles, dans la cale du bateau avec probablement peu de sorties sur le quai et de nombreux arrêts car à l’époque la traversée Le Havre-New York prenait 8 jours.

Annonce passée dans le journal l’Économiste français, le samedi 13 décembre 1893

La Compagnie générale transatlantique opérait une flotte de plusieurs paquebots entre la France, les Antilles ainsi que l’Amérique du Nord et du Sud. Elle avait aussi un contrat avec le gouvernement français pour le transport des troupes (voir W comme le Washington) mais aussi du courrier et des prisonniers ou des forçats avec les colonies françaises des Antilles.

La loi de la relégation avait pour objectif de protéger la population française contre les multirécidivistes jugés indésirables et incorrigibles. On mettait alors dans le même panier les voleurs, les exhibitionnistes ou encore les vagabonds et les mendiants.

Carte géographique ancienne - Cayenne - original antique map ...
Carte ancienne de la Guyane française entre la Guyane Hollandaise (appelée maintenant Suriname) et le Brésil

À l’époque, la Guyane française servait déjà de pénitencier depuis 1851 et avait fait l’objet de plusieurs projets infructueux de colonisation par différents groupes ethniques et sociaux. Durant ces nombreuses tentatives, les Européens s’étaient révélés mal adaptés au climat et aux conditions de vie. Les populations civiles et carcérales étaient souvent victimes de maladies graves et même mortelles comme la fièvre jaune, le paludisme, la dysenterie ou la dingue. 

Bien sûr, la population civile était opposée à l’arrivée massive de ces indésirables. en 1885, au moment du passage de la loi, on parle d’environ 50 à 60 000 individus qui seraient déportés en Guyane française ou en Nouvelle Calédonie. Aussi, l’organisation pénitentiaire va-t-elle tout faire pour les tenir à l’écart de la société guyanaise. 

“Dans la pensée première des auteurs du projet…le récidiviste devait retrouver, dans son domicile colonial, tous les droits, toutes les libertés dont jouissent les libérés. Mais ce système n’a pas prévalu. Le travail obligatoire avec internement à vie est le régime nouveau imposé au relégué.” La Relégation et l’interdiction de séjour, explication de la loi du 27 mai 1885, par R. Garraud, L Larose et Forcel, 1886. p. 38; p. 5 et p. 9 Gallica, BnF

Les relégués, tout comme les détenus, étaient installés au nord du pays dans la région du fleuve Maroni, qui est aussi la plus insalubre. “…en ce qui concerne les relégués et pour se conformer aux prescriptions de la loi qui les régit, ils sont dirigés sur Saint-Jean-du-Maroni dont le territoire est spécialement affecté à la relégation.”  L’administration pénitentiaire coloniale par E. B., La dépêche coloniale illustrée, n. 23 du 15 décembre 1903.  P. 319 et 328

Carte postale offrant une vie du dépôt de la relégation à Saint-Jean-du-Maroni

Ils étaient astreints à l’assèchement des marais, la réfection des routes, la construction des ponts et de la petite ligne de chemin de fer. Pour ces travaux, ils sont payés des salaires de misère. Ce qui élimine aussi toute chance pour la population générale de faire des travaux de voirie.

En de rares occasions, les relégués ou les détenus ayant purgé leur peine trouvent du travail chez les commerçants et notables guyanais. Comme Victor était instruit et vaillant, il semble que ce fut son cas. À tout le moins, il en fit la demande en novembre 1897, après avoir communiqué avec le Garde des Sceaux (ministre de la justice) le mois précédent, et reçut un avis favorable de l’administration à cet effet, presque un an plus tard, en août 1898.

Rapport au dossier de Victor Judasse concernant une autorisation de placement chez l’habitant Archives nationales d’outre-mer

Le dossier établit de janvier à mai 1898 le décrit comme : « ayant un état de santé satisfaisant »; « pas d’évasion ni d’entrées à l’hôpital »; « Bon travailleur, bonne conduite, digne de la faveur qu’il sollicite » et finalement donne « Avis favorable — Bien qu’ayant subit une punition grave en décembre 1896, cet individu parait digne d’intérêt — D’ailleurs, c’est un travailleur très assidu qui ne peut manquer de rendre d’excellents services chez l’habitant qui l’emploiera. » St-Jean, le 13 janvier 1898 Signé par le Chef de dépôt. Avis qui sera entériné par le Commandant supérieur, puis le Directeur du camp ainsi que par la commission de classement et transmit éventuellement au Garde des Sceaux.

La loi de 1885 prévoyait qu’après une période de trois ans, les relégués pouvaient demander une concession permanente ou provisoire. Très peu des relégués se rendaient jusque-là. Parmi ceux qui le faisaient, les données disponibles semblent indiquer qu’un tiers abandonnait après quelques mois, un autre tiers ne commençait même pas à cultiver la terre, enfin le dernier tiers mourait rapidement. Rares étaient ceux qui parvenaient à s’établir ou à amasser assez d’argent pour payer leur voyage de retour en France. En 1905, sur plus de mille relégués seulement 11 ont des concessions. Des statistiques possiblement similaires à celles de 1902-1903.

Ainsi, le 17 mars 1902, seulement huit relégués vont recevoir une concession provisoire soit trois concessions industrielles et cinq agricoles. Victor fait partie du deuxième groupe alors qu’à Pargny-Filain, il a probablement acquis une certaine expérience du travail de la terre. L’aventure sera de courte durée car, en juillet 1903, il est relevé de la relégation et peut rentrer en France. 

La relégation a le caractère d’une peine à perpétuité… Mais, elle peut cesser exceptionellement” La Relégation et l’interdiction de séjour, explication de la loi du 27 mai 1885, par R. Garraud, L Larose et Forcel, 1886. p. 38; p. 5 et p. 9 Gallica, BnF

“La loi du 27 mai 1885 a prévu que le “relégué pourra, à partir de la sixième année de sa libération, introduire devant le tribunal de la localité une demande tendant à se faire relever de la relégation en justifiant de sa bonne conduite, des services rendus à la colonisation et de moyens de subsistance.” L’administration pénitentiaire coloniale par E. B., La dépêche coloniale illustrée, n. 23 du 15 décembre 1903.  P. 319 et 328

Il cherchait par tous les moyens non seulement à améliorer son sort mais aussi à revenir en France. Ce retour, qui dans le cas de Victor Judasse a bien eu lieu, ne s’est cependant pas fait sans peine tant pour son obtention que pour sa réalisation. Je compte en faire le récit dans mon prochain article.

Publié par L'abécédaire de mes ancêtres

Bonjour, D'origine française, je vis au Canada depuis plus de 40 ans. Généalogiste amateure, j'essaye de retracer la vie de mes ancêtres. Grâce à l'aide inestimable de parents mais aussi à des photos d'époque et à des articles de journaux ainsi qu'à des documents d'état civil et d'archives, je m'efforce de remonter le temps. Les articles réunis dans ce blogue sont principalement destinés à ma famille mais aussi à toute personne intéressée à l'histoire du quotidien et de gens ordinaires ayant mené une vie supposément sans histoire. Dominique G.

4 commentaires sur « V comme Victor Judasse 1/2 »

  1. Une autre histoire familiale fascinante qui lève le voile sur la vie des pauvres gens qui en d’autres circonstances et à une autre époque, auraient eu une vie normale. Les relégués, une réalité sociale que j’ignorais.

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