V comme Victor Judasse 2/2

Sanguine de Francis Lagrange (1901-1964), bagnard Musée départemental Alexandre-Franconie, Cayenne.

Comme mentionné dans l’article V comme Victor Judasse, en septembre 1894, suite à une série de condamnations pour vol, Victor tombe sous la loi de la relégation et est envoyé en Guyane, où il arrive début janvier 1895. De son dossier d’une trentaine de pages, j’ai extrait les informations les plus pertinentes tout en essayant de présenter l’ensemble des démarches entreprises par les différents intervenants.

Après avoir travaillé comme un forçat, pendant presque trois ans, Victor allait bientôt être éligible à l’engagement chez un particulier de la Guyane. Aussi, en septembre 1897, un ami ou conseiller a accepté de l’aider à rédiger une lettre adressée au ministre de la justice dans laquelle, en tant que signataire, il semble parler de lui-même à la troisième personne.

« Monsieur le Ministre, Le soussigné a l’honneur de venir solliciter de votre bienveillance la faveur d’un instant d’attention sur la situation pénible qui actuellement est sienne, à l’effet d’arriver à bénéficier de part votre intervention de la faveur à laquelle il pourrait peut-être bien avoir droit. Il est depuis près de trois ans relégué collectivement au dépôt de St-Jean, abstreint [sic] à des travaux au-dessus de ses forces étant donné la rigueur du climat qu’il lui faut supporter.  Sans être maladif, il n’est pas non plus des plus robustes, un travail plus rémunérateur lui empêcherait sans doute de périr en cet exil. Pour ce faire, et à défaut  du relèvement de la délégation qu’il n’ose solliciter, il serait désireux d’être autorisé à s’engager et Monsieur le Ministre, c’est tout simplement cela qu’il voudrait obtenir, après examen de son dossier par la Commission des Grâces, qui ne manquerait du moins le croit-il, de lui être favorable… il ne saurait davantage s’étendre si ce n’est en terminant, de vous prier, Monsieur le Ministre d’avoir pour lui de la pitié et beaucoup d’indulgence. Il vous présente, Monsieur le Ministre ses plus respectueux hommages. Votre très humble serviteur. » Judasse

Cette « faveur » lui sera accordée près d’un an plus tard, en août 1898, sur la base de sa bonne conduite, de sa santé satisfaisante et de son esprit travailleur tel que rapporté dans son dossier.

Quelques mois passent avant que Victor demande la relégation individuelle et une concession. Cela lui sera refusé à plusieurs reprises pour différents motifs comme le fait qu’il n’ait pas accumulé assez d’argent pour être autonome. En prenant une concession, il devait subvenir à ses propres besoins en alimentation, habillement et surtout soins de santé. Toujours en raison de sa bonne conduite, Victor sera admis à la relégation individuelle en mai 1900 alors qu’il a accumulé un pécule de 223,46 f et obtiendra une concession agricole en mars 1902.

Le gouvernement fournissait aux forçats du bagne, et probablement aux relégués, qui s’établissaient des denrées de survie pour la première année, quelques outils aratoires et un peu de linge. Par la suite, ils devaient vivre de la vente de leur production agricole alors qu’il était de notoriété publique que les concessions n’étaient productives que durant les trois premières années. À plus ou moins long terme, ils étaient donc voués à l’échec et devaient se dépêcher de faire de l’argent pour pouvoir survivre à faute de pouvoir partir.

La relégation des récidivistes en Guyane française  
Publié le 30 Septembre, 2010  
Auteur : Jean-Lucien Sanchez / Partie 2. extrait de la page 480

« A côté des travaux à l’intérieur du dépôt auxquels sont employés les relégués collectifs existent d’autres statuts permettant aux relégués de s’affranchir de l’internement collectif. Les relégués peuvent être tour à tour assignés auprès de particuliers ou de services publics de la colonie, bénéficier d’une concession industrielle ou agricole et peuvent en dernier lieu être placés en relégation individuelle. Ces deux derniers dispositifs sont des passerelles destinées à leur permettre de s’installer librement en Guyane et de devenir des colons susceptibles de participer à l’effort de développement colonial. Mais cet objectif fixé à l’entreprise de la relégation sur les berges du Maroni ne donne guère de résultats et constitue un des éléments majeurs dans l’échec de la colonisation pénale par les relégués. La relégation individuelle produit effectivement des résultats très marginaux et le camp de concessionnaires ouvert à St Louis au début du XXe siècle se solde quelques années plus tard par la mort ou la réintégration de la plupart de ses occupants... »

Entre-temps, Victor avait sûrement demandé de l’aide à sa famille car son père, Prospère Victor Judasse, faisait tout son possible pour obtenir une clémence et son rapatriement en France. Mettant à profit sa position au conseil municipal de Pargny-Filain, il s’est adressé à son député Émile Magniaudé ainsi qu’au ministre de la Justice qui lui répond en janvier 1901 que toute demande doit venir de son fils comme en témoigne la lettre du ministère :

« Monsieur, En réponse à votre lettre du 3 décembre, adressée au Ministre de la Justice je vous informe qu’en vertu des dispositions de l’art. 16 de la loi du 27 mai 1885 les demandes en relèvement de la relégation doivent être introduites par l’intéressé lui-même devant le tribunal du lieu de relégation. C’est donc au relégué … qu’il appartient de s’adresser au Tribunal de Cayenne en vue d’être relevé de la peine accessoire de la relégation. »

Tribunal de St Laurent du Maroni – cérémonie de lecture des jugements

Ce que Victor fit et finit par obtenir en juillet 1903, soit deux ans et demi plus tard. Entre-temps, le député Magniaudé avait dû intervenir en s’informant des progrès de son dossier tandis que son père décédait en avril de la même année.

Une fois son jugement obtenu du tribunal de premières instances du Maroni, séant à St Laurent, les tracasseries étaient loin d’être terminées car il lui fallait encore trouver un moyen de rentrer en France. Si le gouvernement avait payé son transport afin de l’envoyer au bout du monde, c’était maintenant à lui de se débrouiller pour en revenir. Ainsi en septembre 1903, il s’adresse à nouveau à son député :

Émile Magniaudé Député de l’Aisne de 1898 à 1919

« Monsieur le Député Magniaudé, Malheureusement Monsieur je me vois dans l’obligation absolue de vous demander un autre appui, aujourd’hui c’est le coupable qui vous le demande, ce n’est plus le Père qui demande le pardon de son Enfant : Je me résume : Il a été entendu avec mes Pauvres Parents et nous avons été trompé l’un comme l’autre sur le prix de mon voyage. Nous avons cru qu’avec 250,00 f j’en aurais assez. Ces 250,00 f je les avaient bien en sortant du Maroni, mais du Maroni à Cayenne cela coûte, maintenant de Cayenne en France dernière classe c’est-à-dire Entre-Ponts, coût net 400,00 f. J’ai déjà écrit ce chiffre énorme à mes pauvres vieux Parents, n’ayant aucune réponse je ne sais plus comment faire, peut-être qu’ils n’ont pas reçu ma lettre je ne sais quoi penser, si seulement j’étais bien portant j’aurais pu finir mon voyage à Cayenne, mais malade comme je suis il ne faut pas y penser, la preuve c’est que du Maroni à Cayenne je suis venu échouer à l’Hôpital-Hospice civil de cette ville. Aujourd’hui Monsieur et Honoré Député je suis forcé de vous avouer qu’aujourd’hui libre je suis plus embarrassé qu’étant détenu, car si mes moyens ne me permettent pas de retourner chez mes Parents, Quel avenir ne me réserve-t-elle pas encore ? Car je vois mon argent partir de jour en jour, et aucun moyen d’y remédier. C’est pourquoi Monsieur et très honoré Député Magniaudé j’ai l’honneur de vous prier à mains-jointes avec votre généreuse bonté de père et votre grande influence de bien vouloir me faire rapatrier aux frais de l’Etat, si ce n’est aux frais de mes pauvres parents, qui, je crois, cette somme doit être trop forte pour eux. Je fais aussi connaître à mes Parents la requête que j’ai osé vous exposer. Confiant à votre grande bonté Monsieur et très honoré Député et soyez persuadé qu’à l’avenir je serais un honnête et zélé citoyen. Je suis et serez toujours votre très obéissant et respectueux serviteur »  Signé: Judasse Victor Poste restante (Cayenne)

L’Ouest-Éclair — éd. de Rennes —, n° 3.469, Samedi 17 juillet 1908, p. 1.

« Je soussigné, docteur Louis Brimont directeur de l’hôpital-hospice civil certifie que le pétitionnaire est réellement en traitement dans mon établissement. Son état de santé ne lui permettra pas de gagner de sitôt de quoi vivre et économiser les frais d’un voyage en France. Il serait humain de compléter la mesure gracieuse dont il a été l’objet en le rapatriant en France où son paludisme chronique pourrait guérir rapidement. » Cayenne le 16 septembre 1903

Bien que la lettre mentionne l’hôpital-hospice civil, le docteur Brimont a été pendant plusieurs années attaché à l’hôpital pénitentiaire de Cayenne comme en témoigne cet article de 1908 dans le journal régional L’Ouest-Éclair. 


St Nazaire Le Transport « La Loire » affrété par l’Etat pour le transport des forçats

Émile Magniaudé a bien eu l’obligeance d’intercéder en faveur de Victor et de transmettre sa requête au ministère des Colonies qui, ayant refusé de payer, a proposé comme solution de le laisser revenir sur le bateau à vapeur « Loire » qui devait se rendre en Guyane fin décembre 1903. L’entente consistait à verser directement au capitaine la somme 260,00 f pour payer son passage. De plus, le ministère demandait à l’administration pénitentiaire de faciliter, en temps et lieu, son transport de Cayenne jusqu’aux Iles du Salut (un archipel au large de Kourou) d’où devait partir « La Loire ».

Il a dû y avoir un empêchement car, finalement en janvier 1904, le ministre des Colonies informe le Président du Conseil et Ministre de l’Intérieur et des Cultes chargé de la Sûreté générale de ce qui suit :

Trois-mats en bois Jeanne et J.B. Demande, deux long courriers qui ralliaient les Antilles

« Paris le 8 janvier 1904 Au sujet de M. Judasse relevé de la Relégation Pour faire suite à ma dépêche du 16 novembre 1903 n. 6456, j’ai l’honneur de vous faire connaître que le M. Judasse Victor relevé de la relégation par jugement du tribunal du Maroni en date du 9 juillet 1903, à pris passage le 20 décembre dernier à bord du trois mats « Jeanne » à destination de Saint-Nazaire. » 

Son dossier ne fait aucune mention des coûts et conditions de transport ni de la façon dont ça s’est organisé.

Tout porte à croire que les choses ont surtout pu avancer grâce aux interventions de son père qui a su s’attirer la sympathie du député Magniaudé qui, à son tour, s’est s’informé à plusieurs reprises de l’avancement du dossier et a poussé pour qu’on trouve une solution permettant à Victor de rentrer en France. Ainsi, c’est parce qu’un élu de la métropole s’intéressait à lui et que des personnes ayant une certaine influence comme le docteur de l’hôpital et le maire de son village ont bien voulu l’appuyer, que Victor Judasse a réussi à s’en sortir. Autrement, comme tant d’autres, on l’aurait laissé crever là-bas.

De retour à Paris, Victor a épousé en octobre 1905, Marie Louise Pallier, une veuve de 46 ans. Lui n’en a que 38, mais il est probablement malade, vieilli prématurément et marqué à vie. Ils vivent rue du Cherche-midi, proche de l’édifice où il a vécu et où demeure encore sa soeur. 

Je pense, qu’à son retour, Victor a été reçu de façon très mitigée. Ses arrestations, ses séjours en prison et sa relégation à la Guyane ont probablement été vécus par sa famille comme autant de hontes sans parler des soucis et du chagrin que ça a dû leur causer. Son père, décédé depuis deux ans, n’aura pas eu le plaisir de voir tous ses efforts récompensés. Enfin, sa mère qui, selon la correspondance échangée pour son retour avec le maire de son village, vit dans l’indigence depuis la mort de son mari, n’a pas pu assister à son mariage. Il se peut que d’autres parents en aient fait autant. Seul un ami d’enfance, venu de Pargny-Filain, figure parmi les témoins.

Je doute aussi que sa famille ait compris ce que Victor avait vécu et apprécié l’intelligence, la détermination et la résilience dont il avait dû faire preuve pour s’en sortir. Je doute également qu’ils aient réalisé à quel point son parcours était exceptionnel.

Publié par L'abécédaire de mes ancêtres

Bonjour, D'origine française, je vis au Canada depuis plus de 40 ans. Généalogiste amateure, j'essaye de retracer la vie de mes ancêtres. Grâce à l'aide inestimable de parents mais aussi à des photos d'époque et à des articles de journaux ainsi qu'à des documents d'état civil et d'archives, je m'efforce de remonter le temps. Les articles réunis dans ce blogue sont principalement destinés à ma famille mais aussi à toute personne intéressée à l'histoire du quotidien et de gens ordinaires ayant mené une vie supposément sans histoire. Dominique G.

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