J comme la Jurande des Relieurs et son abolition

Comme je l’ai déjà mentionné dans un article précèdent, mon ancêtre de 5e génération Charles Joseph Constant Guillaumant avait ouvert son propre magasin. L’entreprise Guillaumant (Constant) père et fils se divisait en deux entités.

Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration 1853,
p 972 – Gallica

D’une part un magasin de vernis, de couleurs (teintures) qui vendait des produits d’ébénisterie en tous genres et d’autre part un magasin de papeterie, de reliure, d’encadrement et de nettoyage de tableaux et gravures. Cette partie du commerce était l’affaire de Charles-Constant le fils ainé de Constant qui, en 1853, devait avoir environ vingt-cinq ans. Il est à noter que, dans son offre de produits et services, le commerce de vernis s’adresse à plusieurs professionnels incluant des relieurs.

Annuaire général du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration 1853,
p 852 – Gallica

Je me suis toujours demandé comment avec des antécédents familiaux dans le bois, le fils aîné s’était retrouvé dans la papeterie et la reliure, sans parler des tableaux et des gravures. Pour trouver la réponse, je me suis tournée vers l’histoire du métier de relieur et l’organisation de la profession.

Pour cela, il faut remonter au 13e siècle, alors que les livres commençaient à sortir des monastères, l’université prit sous sa protection, ainsi qu’à son service, tous ceux associés à leur production comme les copistes, les enlumineurs, les parcheminiers, les libraires et bien sûr les relieurs. Grâce à cette protection, ces artisans jouissaient de privilèges entre autres, ils étaient exemptés de certaines taxes. Vu la précarité de ce domaine d’activité, les artisans cumulaient souvent plus d’une fonction comme celles de libraire-lieur de livre. L’université émettait un brevet qui permettait au relieur d’exercer et lui imposait en retour un code de conduite et un style de vie en harmonie avec les valeurs chrétiennes et sociales de l’époque.

Alors que d’autres métiers s’organisaient en corporation, les artisans du livre firent une demande pour une charte reconnaissant leur confrérie placée sous le patronage de St-Jean-l’évangéliste. L’essor de l’imprimerie, donna un nouveau souffle au secteur qui était jusqu’alors en crise. Cela suscita un afflux de nouvelles entreprises qui voulaient se placer sous la protection de l’université et profiter de ses avantages fiscaux au grand dam des fermiers des Aydes qui estimaient perdre trop de revenus. Afin d’y mettre un terme, il fut décidé que l’université choisirait parmi ses jurés deux relieurs, deux écrivains et deux enlumineurs ainsi que vingt-quatre libraires incluant quatre grands libraires et vingt petits. Ce sont ces quatre grands libraires qui devaient régir les activités des petits, taxer les livres, et les libraires non-jurés.

À travers le temps, ce système de maitres-jurés ou jurandes s’était transformé en chasse gardée d’un petit nombre de privilégiés. Au point qu’au début du 16e siècle, un arrêté stipula que « sauf les fils et les gendres de maitres, on ne recevrait plus à l’avenir que trois maitres par an, dont un relieur. »1 Il y a fort à parier que les filles de maitres avaient un bon nombre de prétendants et que les plus ambitieux des apprentis et compagnons, qui à l’époque s’engageaient pour au moins trois ans auprès d’un maitre, regardaient les filles du patron avec convoitise, à plus d’un égard.

Les barrières pour devenir maitre ne cessaient de s’accumuler, alors que l’université commença à exiger des apprentis qu’ils soient célibataires ainsi que « de bonne vie et moeurs, catholique, originaire François, capable de servir le public, congru en la langue latine et qui sache lire le grec« 1.

 Archives et collections spéciales, Bibliothèque d’Ottawa, consulté le 23 mai 2022, http://biblio.uottawa.ca/omeka1/arcs/items/show/17. 5

Dans la première moitié du 18e siècle, il y eut un schisme entre les libraires et les relieurs qui tout en gardant St-Jean-l’évangéliste comme patron décidèrent de créer leur propre confrérie. Bien vite, ils se donnèrent les mêmes règlements et privilèges que ceux de leur ancienne confrérie et décidèrent de ne pas faire d’apprentis pour dix ans, décision qui fut prolongée pour un autre dix ans. Bien sûr, cette restriction fut plus d’une fois contournée par la création d’une nouvelle catégorie de travailleurs appelés alloués.

En mars 1776, Turgot, contrôleur général des finances obtint de Louis XVI un édit supprimant les corporations. Son but principal était de mettre fin aux barrières à l’emploi et à l’exploitation des apprentis et compagnons pour lesquels il était impossible de devenir maitres. Malheureusement, Louis XVI finit par céder aux pressions et révoqua cet édit deux mois plus tard.

Cependant en août de la même année, le roi créa de nouvelles corporations et c’est ainsi que les relieurs furent réunis aux papetiers et aux fabricants de papiers peints pour appartenir à la communauté des « Relieurs, Papetiers-Colleurs et en meubles; les attributions de la communauté comprenant outre la reliure, « le commerce de tout ce qui sert à l’écriture et au dessin, en concurrence avec le mercier; plus la peinture et le vernis des papiers en concurrence avec le peintre. »1«  Voici donc la relation avec le domaine du meuble et de la tapisserie que je cherchais.

En 1791, avec la Révolution, les communautés de métiers et les corporations avaient été abolies, mais en réalité l’organisation du travail n’avait pas tellement changé. Alors que, l’entrée dans la profession et l’ouverture de commerce étaient maintenant libres, les jeunes continuaient à s’engager pour de longues années auprès de maitres afin d’apprendre le métier. Ils avaient souvent entre dix et quinze ans, quoique certains soient un peu plus âgés.

Les livres étaient alors des objets de luxe, précieux tant par leur contenu qu’en tant qu’objets souvent richement décorés et même habillés aux armes de leur propriétaire. Ce que certains appelleront « du livre de vitrine, fait pour être exposé, vu et admiré par le plat »

Au milieu du 19e siècle, seuls les nobles et les bourgeois pouvaient se permettre d’acheter des livres et d’avoir une bibliothèque. Souvent imprimés en petite édition, les ouvrages n’étaient pas entièrement fini et n’avaient qu’une reliure temporaire au moment de l’achat. Mais, les processus d’imprimerie ne cessaient de s’améliorer ce qui favorisait la propagation du livre auprès d’une clientèle de plus en plus nombreuse et éduquée.

Planche pédagogique de 1847 : le Relieur représentant un atelier où les différentes opérations
de reliure des livres sont détaillées par Jean-Frédéric Wentzel, (1807-1849)
Photo et coll. de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg

Bien que les relieurs soient surtout présents à Saint-Germain, se pourrait-il que Charles-Constant se soit engagé, alors qu’il était encore adolescent, comme apprenti chez un relieur-papetier du Faubourg St-Antoine ? À moins que ce ne soit dans une des nouvelles manufactures liées à l’industrialisation des imprimeries et à la transformation d’une industrie jusque-là artisanale ?

Quelques années plus tard, il aurait profité de l’ouverture de la boutique de son père pour devenir indépendant. Bien qu’il ait eu quelques connaissances en reliure, Charles Constant était surtout papetier. De plus, comme son atelier était relativement petit, j’imagine qu’il faisait surtout de la réparation de reliures ou encore des recouvrements de livres avec des décorations et dorures assez simples. Ainsi, jusqu’à sa mort en 1901, Charles Constant se dira papetier.

Marié en 1852, probablement après son service militaire, il a eu cinq enfants dont quatre fils. À ma connaissance, aucun d’entre eux ne reprendra le métier en tout cas pas à long terme. Cela demeure néanmoins une affaire de famille car, sa mère Marie Félicité Gamard s’étant remariée, il travaille avec Joseph Lambeaux, son beau-père qui se dit également papetier.

Il faudra attendre 1887 et la création de l’école municipale du livre Estienne par la ville de Paris pour qu’un enseignement théorique et pratique des arts graphiques reliés au livre mène à un diplôme délivré sous la tutelle du ministère de l’instruction publique.

Sources :

  1. Les relieurs français (1500-1800) : biographie critique et anecdotique ; précédée de l’Histoire de la communauté des relieurs et doreurs de livres de la ville de Paris ; et d’une Etude sur les styles de reliure par Ernest Thoinan, Gallica
  2. La reliure du XIXe siècle. Tome 1 par Henri Beraldi, Gallica
  3. Manuel historique et bibliographique de l’amateur de reliures 2e partie par Léon Gruel. 1902 https://ia801902.us.archive.org/16/items/manuelhistorique02grue/manuelhistorique02grue.pdf
  4. Archives et collections spéciales archives de l’Université d’Ottawa : Ce livre appartient a … https://biblio.uottawa.ca/omeka1/arcs/exhibits/show/ce-livre-appartient/introduction-relieurs
  5. Les ouvriers du livre et la Révolution Industrielle en France au XIXème siècle par Frederic Barbier, collection Persée. https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_248_3762
  6. Ecole Estienne, https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_Estienne

Publié par L'abécédaire de mes ancêtres

Bonjour, D'origine française, je vis au Canada depuis plus de 40 ans. Généalogiste amateure, j'essaye de retracer la vie de mes ancêtres. Grâce à l'aide inestimable de parents mais aussi à des photos d'époque et à des articles de journaux ainsi qu'à des documents d'état civil et d'archives, je m'efforce de remonter le temps. Les articles réunis dans ce blogue sont principalement destinés à ma famille mais aussi à toute personne intéressée à l'histoire du quotidien et de gens ordinaires ayant mené une vie supposément sans histoire. Dominique G.

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